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Tag - Branko Milanovic

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lundi 29 avril 2024

Abondance, capitalisme et changement climatique

« Dans le marxisme classique, le communisme est défini comme une société d'abondance matérielle. C'est une société où les biens circulent en abondance ("quand (…) les forces productives se seront accrues (…) toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance", Marx, Critique du programme Gotha). C’est aussi une société qui, ayant surmonté la division du travail, permet la pleine réalisation de soi et l’épanouissement des capacités individuelles :

"Il est chasseur, pêcheur, berger ou critique critique, et il doit le rester (sous le capitalisme) sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique." (L'Idéologie allemande)

Lorsque nous définissons l’abondance dans la société communiste, il est important de garder à l’esprit qu’il s’agit de l’abondance matérielle, c’est-à-dire l’abondance de biens physiques et de certains services. Cela ne peut pas être une abondance de tout. Nous pouvons chacun avoir autant de voitures que nous le souhaitons, mais le nombre de places de stationnement souhaitables à proximité d'un bon restaurant, où nous recevons un repas gratuit, ou à proximité d'un bon théâtre sera toujours limité.

On pourrait même affirmer que l’abondance des biens matériels ne peut pas être absolue. Par exemple, si les voitures sont abondantes et que l’on peut en avoir autant qu’on le souhaite, certains pourraient se livrer à un comportement antisocial en détruisant une voiture chaque jour. Ainsi, à terme, la société devrait intervenir et imposer une limite au nombre de voitures. On peut cependant rétorquer qu'il ne s'agit pas d'un comportement probable, car un comportement socialement destructeur est généralement adopté afin de montrer son pouvoir et sa richesse. On pourrait s’attendre à ce que ce type de comportement soit minimisé dans les sociétés communistes, car la destruction gratuite de biens accessibles à tous ne confère pas de statut. Une comparaison utile pourrait être le gaspillage de choses qui sont relativement bon marché aujourd'hui, comme l'eau ou l'électricité. Ni l’une ni l’autre n’est très coûteuse, pour la plupart des ménages des pays riches. Il n’y a donc aucun statut particulier à obtenir en les gaspillant ostensiblement. La même chose pourrait s’appliquer à la plupart des biens sous le communisme : puisqu’ils sont accessibles à tous, le gaspillage intentionnel n’est pas un signe de pouvoir.

Ce résumé de la vision marxiste standard se heurte à un important problème. La définition de l’abondance implique la pleine satisfaction de tous les besoins. Cependant, Marx définit très clairement les besoins comme une catégorie sociale, quelque chose qui évolue avec le développement de la société. Cela signifie que ce que nous percevons aujourd’hui comme un besoin dépend de ce qui existe actuellement dans le monde et, par conséquent, du niveau de développement actuel. À l’époque romaine, personne ne ressentait le besoin d’un smart phone, ni la frustration de ne pas en avoir. De même, nous n’éprouvons pas le besoin de passer un week-end sur Mars simplement parce qu’un tel bien n’est pas disponible.

Si les besoins sont une catégorie historique, alors de nouveaux besoins apparaissent avec le progrès technique. Si de nouveaux besoins naissent constamment, l’abondance qui était présumée dans les premiers paragraphes ne peut être atteinte car les moyens matériels nécessaires pour satisfaire ces nouveaux besoins seront toujours insuffisants. Lorsque le premier ordinateur portable a été inventé, quelle que soit l’efficacité de la production, la société ne pouvait pas créer des milliards d’ordinateurs portables presque instantanément. Les besoins de certaines personnes en matière d'achat d'un nouvel ordinateur portable ont dû rester insatisfaits. L’accès aux nouveaux biens doit toujours être inégal et cette inégalité produira de la frustration et impliquera une absence d’abondance.

Pour résumer : nos besoins augmentent au rythme du progrès technique, mais le progrès technique ne peut pas satisfaire les besoins de tout le monde à tout instant. L’abondance définie comme la pleine satisfaction de tous les besoins matériels ne peut être atteinte dans les sociétés technologiquement avancées.

Quand tous les besoins pourront-ils être couverts par la production sociétale ? Seulement dans une société qui ne connaît pas de progrès technique et où aucun nouveau besoin ne peut surgir. Dans une telle société, il est possible d’imaginer une production presque illimitée de choses qui existent déjà. Cette société peut être comparée à la société d'aujourd'hui en prenant conscience que dans la partie riche du monde, la plupart de nos besoins matériels actuels, définis en termes de biens qui existent déjà, peuvent être pleinement satisfaits. Compte tenu de la capacité productive des pays riches, chacun pourrait disposer d’un logement décent, d’un réfrigérateur, d’un ordinateur portable, d’un lave-vaisselle, d’une voiture, etc.

Pour parvenir à une société d’abondance, nous devons accepter l’absence de changement technologique ou la stationnarité économique. La question est alors de savoir si la société capitaliste pourra un jour être stationnaire. Schumpeter pensait qu’imaginer le capitalisme comme une société stationnaire était une contradiction dans les termes. Le capitalisme ne peut exister que si les profits sont en moyenne positifs. Aucun capitaliste ou entrepreneur n’investirait s’il ne pouvait espérer un rendement net positif, pas plus qu’un travailleur ne travaillerait pour un salaire nul. Si les bénéfices sont positifs, ils seront utilisés pour l’investissement ; les investissements généreront de la croissance et cette croissance créera de nouveaux produits, qui créeront à leur tour de nouveaux besoins et rendront impossible la société d’abondance.

Cela signifie donc que la société stationnaire, compatible avec la pleine satisfaction de tous les besoins humains, ne peut pas être capitaliste. Le capitalisme, par définition, signifie un changement et un progrès illimités. Dans une société de changement et de progrès illimités, nous ne pouvons pas connaître l’abondance.

Les partisans de la décroissance pourraient donc avoir un argument valable lorsqu’ils plaident en faveur de la fin du capitalisme s’ils estiment que le changement climatique ne peut être stoppé que si la société est stationnaire. Société stationnaire, fin du capitalisme et abondance sont logiquement cohérentes.

Post-scriptum. Le dernier point est une implication basée (je l'espère correctement) sur les arguments de Kohei Saito. J'ai eu le privilège de participer à une conférence avec Kohei et mon interprétation est basée sur cette discussion. Je n'ai pas encore lu son livre qui vient de paraître, Slowdown: The Degrowth Manifesto. »

Branko Milanović, « Abundance, capitalism and climate change », in globalinequality (blog), 27 avril 2024. Traduit par Martin Anota

dimanche 21 avril 2024

La relation compliquée de Keynes avec la répartition des revenus

« On m’a demandé à plusieurs reprises, et notamment il y a à peine quelques jours, pourquoi dans Visions of Inequality je ne discutais pas de Keynes. Je ne lui ai consacré aucun chapitre et, quand je l’ai évoqué, ce n'est qu’incidemment et simplement en lien avec la propension marginale à consommer.

Ma réponse est double. D’une part, je pense que Keynes ne s’intéressait pas à la répartition des revenus. Et, plus important encore, à un moment où il aurait pu le faire (voire aurait dû) aborder la question de la répartition des revenus, il a refusé de le faire et a décidé de l’ignorer.

Tout au long de la Théorie générale, il est tacitement supposé que la répartition fonctionnelle des revenus (la part du travail dans la production totale) ne variait pas. Keynes croyait, ou prétendait croire, à ce qu'on appelle la "loi de Bowley", c’est-à-dire à la relative fixité des parts du travail et du capital dans le revenu national, que l’on a observée en Grande-Bretagne au cours des deux premières décennies du vingtième siècle. Le fait que "la loi" ne s’applique qu’à un seul pays et soit valable pendant une courte période ne semble pas avoir gêné Keynes. Cela signifie que Keynes croyait que les inégalités de revenus interpersonnelles étaient également constantes. Si les inégalités tant fonctionnelles qu’interpersonnelles sont constantes, il n’est pas nécessaire de discuter de la répartition des revenus, et Keynes n’en a d'ailleurs pas du tout parlé.

La seconde raison est plus intéressante et, dans une certaine mesure, plus dramatique. Elle illustre ce que je crois être la réticence politique de Keynes à introduire la question de la répartition des revenus dans la Théorie générale.

Il est bien connu que l’insuffisance de la demande effective, le principal sujet du livre, vient du fait que la somme de la consommation et de l’investissement privé n'est pas nécessairement égale à l’offre globale. Comme l’écrit Keynes, la consommation totale n’augmente pas autant que la production globale. Cela signifie que l'écart entre les deux (c’est-à-dire entre, d’une part, l’offre globale, et, d’autre part, la consommation totale) doit être comblé par l’investissement privé. Ce n’est que dans un cas particulier que l’investissement privé désiré sera exactement égal à cet écart. Mais lorsque l’investissement privé ne suffit pas, les dépenses publiques doivent être augmentées pour accroître la demande effective et ainsi équilibrer l’offre et la demande globales (à un niveau d’emploi donné).

Même un examen très succinct de l'équation fondamentale qui est A (offre globale) = C + I + G montre que si C (la consommation agrégée) est fonction de la répartition des revenus, un moyen évident de rééquilibrer l'offre et la demande globales est d'"améliorer" la distribution des revenus, c'est-à-dire de transférer du pouvoir d'achat des riches vers les pauvres. Si 1 euro est transféré d’une personne riche qui n'en aurait normalement consommé que 50 centimes à une personne pauvre qui en consommerait 95 centimes, la consommation agrégée augmentera. On peut ensuite affiner ce transfert jusqu’à ce que l’écart entre l’offre globale et la demande effective/globale soit comblé. Il n’est pas nécessaire d’introduire les dépenses publiques, G.

La question est alors de savoir pourquoi Keynes n’a pas emprunté une telle voie si évidente pour sortir d’une situation de demande insuffisante. Il avait devant lui deux possibilités : l’une était d’augmenter les dépenses publiques et la seconde était de redistribuer les revenus vers les pauvres. Cette dernière solution est plus simple et s’inscrit entièrement dans la logique du modèle lui-même, notamment dans la logique du nouveau concept de "propension à consommer" introduit par Keynes. Mais si l’on suppose que la répartition des revenus est inchangée ou inchangeable ou si l’on ne veut pas toucher à la répartition des revenus pour des raisons politiques, alors la seule issue est celle choisie par Keynes : l’augmentation des dépenses publiques.

Il est remarquable que dans l’ensemble de la Théorie générale, la répartition des revenus ne joue absolument aucun rôle. (...)

Le fait que Keynes était conscient que la répartition des revenus peut affecter la propension à consommer est visible, très brièvement et discrètement, dans quelques références du chapitre 22 (intitulé "Note sur le cycle économique" ; plus important encore, le chapitre n’est pas dans la partie principale du livre, mais dans les "Notes succinctes suggérées par la théorie générale", réflexions assez diverses stimulées par la rédaction du texte principal), où Keynes écrit : "Je dois facilement admettre que la voie la plus sage est d'avancer sur les deux fronts" (c’est-à-dire augmenter les investissements et la consommation) "simultanément. Tout en visant un taux d'investissement socialement contrôlé en vue d'un déclin progressif de l'efficacité marginale du capital, je devrais en même temps soutenir toutes sortes de politiques visant à accroître la propension à consommer. En effet, il est peu probable que le plein emploi puisse être maintenu, quoi que nous fassions en matière d’investissement, avec la propension à consommer existante. Il est donc possible que les deux politiques opèrent ensemble : promouvoir l’investissement et, en même temps, promouvoir la consommation". Puisque cette section s’ouvre par une discussion claire des "écoles de pensée" qui "maintiennent que la tendance chronique des sociétés contemporaines à connaître du sous-emploi est imputable à la sous-consommation ; (…) c’est-à-dire (…) à une répartition des richesses qui se traduit par une propension à consommation qui est indûment faible", il est clair que l’augmentation de la consommation à laquelle Keynes pense ici vient d’un changement de la répartition des richesses ou des revenus. Cependant, là aussi, il croit qu’il est plus rapide et préférable de chercher à augmenter l’investissement et, si nécessaire, les dépenses publiques (puisque l’investissement entraîne une augmentation des capacités de production) que de modifier la répartition pour stimuler la consommation. Dans la Théorie générale, c’est ici où Keynes est allé le plus loin dans la reconnaissance du rôle de la répartition des revenus.

L’omission quasi universelle de la répartition des revenus a été rapidement notée. Dans un article de 1937 dans The Review of Economics and Statistics, Hans Staehle montre comment la répartition des salaires en Allemagne a changé au cours de la période allant de 1928 à 1934 et comment ce changement a affecté la consommation. Il fait part de son incrédulité quant au fait que Keynes ait pu négliger une force manifestement aussi puissante qui affecte la propension globale à consommer et, par conséquent, la demande effective. (...)

La décision de ne pas utiliser "l’amélioration" de la répartition des revenus pour résoudre le manque de demande globale a pu être motivée, je pense, par des raisons politiques. En comparant l’acceptabilité politique ou les risques politiques des deux solutions, Keynes a probablement décidé qu’un G plus grand était plus acceptable politiquement et idéologiquement. Bien sûr, aucune des deux approches n’était politiquement facile. La majorité dans la profession des économistes et dans les milieux d’affaires de l'époque (par exemple la Chambre de commerce des Etats-Unis à la fin des années 1930) était opposée à l'augmentation des dépenses publiques. Elle impliquait une hausse des impôts ou l’impression de monnaie fiduciaire et sûrement une plus grande implication du gouvernement dans l’économie. Mais Keynes a pu penser que plaider en faveur de la redistribution aurait pu être politiquement encore moins populaire parmi les classes dirigeantes et que ses théories auraient été encore moins acceptées dans le milieu universitaire, en le rapprochant de trop de Hobson, de Sismondi et des "écoles de pensée" similaires pour rassurer.

Je pense qu’il ne fait aucun doute que Keynes, selon l’interprétation la plus favorable, ne s’intéressait pas à la répartition des revenus parce qu’il pensait que, du moins analytiquement, elle pouvait être considérée comme fixe dans ses aspects fonctionnels et interpersonnels. Une interprétation moins charitable de ce qu'il a fait est de dire qu'il craignait que ses théories ne soient confondues avec celles des "sous-consommationnistes" du "monde souterrain de l'économie" (selon les termes de Keynes), qui avaient tendance à plaider en faveur d’un changement de la répartition des revenus comme solution au manque de demande effective. Keynes ne voulait pas "être" comme eux et il a donc tout du long ignoré la répartition des revenus.

Post-scriptum. Dans le tout premier chapitre des Conséquences économiques de la paix, Keynes mentionne la répartition des revenus, mais d'une manière inhabituelle, pour affirmer que les fortes inégalités observées la veille de la Première Guerre mondiale n'étaient pas socialement déstabilisatrices tant que les riches ne se livraient pas à une consommation ostentatoire, mais utilisaient leur argent en excédent pour financer des investissements qui, bien sûr, créaient des emplois. "Les classes capitalistes pouvaient s’approprier la meilleure part du gâteau et étaient théoriquement libres de la consommer, sous réserve tacite qu’elles en consommaient très peu en pratique". Ce n’étaient que de simples vaisseaux par lesquels circulait l’excédent de pouvoir d’achat pour se transformer en investissements. Cela faisait partie, selon Keynes, du pacte social qui existait avant la guerre et qui garantissait la paix sociale : "Je cherche seulement à souligner que le principe d’accumulation basé sur les inégalités était un élément vital de l’ordre de la société d’avant-guerre et du progrès tel qu’on l’entendait alors". Il n’était pas sûr que cela ait perduré après la guerre. »

Branko Milanovic, « Why not Keynes? Keynes’ uneasy relationship with income distribution », in globalinequality (blog), 21 avril 2024. Traduit par Martin Anota



aller plus loin... lire « Keynes était-il socialiste ? »

lundi 1 avril 2024

Les pays pauvres doivent-ils rester pauvres ?

« La Révolution industrielle dans le nord-ouest de l’Europe, étudiée dans d’innombrables articles et livres, s’est produite en grande partie de manière "endogène", en s’appuyant sur la Révolution commerciale du Moyen Âge, en tirant directement un usage économique de la science et en créant de nouvelles technologies. La Révolution industrielle dans une partie du monde a néanmoins été accompagnée, ou peut-être même été accélérée, par les quatre "mauvais" développements connus dans le reste du monde.

Le premier "mauvais" développement a été la colonisation de nombreuses régions non européennes du monde. Les nations européennes ont imposé un contrôle politique sur la majeure partie de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie et l’ont utilisé pour exploiter les ressources naturelles et le travail domestique bon marché (ou forcé). Il s’agit de ce que l’on appelle les "transferts sans contrepartie", dont l’ampleur est largement débattue, même s’il ne fait aucun doute qu’elle était substantielle. Selon Angus Maddison, de l'Inde vers le Royaume-Uni et de Java vers les Pays-Bas, cela représente entre 1 et 10 % du PIB annuel des colonies. Utsa Patnaik pense que ces transferts ont été bien plus importants et qu'ils ont contribué de manière significative au décollage britannique en finançant jusqu'à un tiers des fonds utilisés pour l'investissement.

Le deuxième "mauvais" développement a été l’esclavage transatlantique qui augmentait les profits de ceux qui contrôlaient le commerce (essentiellement des marchands en Europe et aux États-Unis) et de ceux qui utilisaient les esclaves transportés dans les plantations de la Barbade, d’Haïti, du sud des États-Unis, du Brésil, etc. Il s’agissait clairement d’un autre énorme transfert de valeur "sans contrepartie".

Le troisième "mauvais" développement, comme l’ont soutenu entre autres Paul Bairoch et Angus Maddison, a été le fait que les pays du Nord aient découragé les avancées technologiques dans le reste du monde en imposant des règles qui les favorisaient (interdictions de production de biens transformés, Actes de navigation, pouvoir de monopsone, contrôle du commerce intérieur et finances nationales, etc.). C’est ce que désignait Paul Bairoch en forgeant le terme de "contrat colonial". Des pays aussi divers que l’Inde, la Chine, l’Égypte et Madagascar entrent dans cette catégorie. "La désindustrialisation et le fait que les bénéfices des exportations ont probablement été accaparés par des intermédiaires étrangers ont provoqué une baisse catastrophique du niveau de vie des masses indiennes." (Paul Bairoch, De Jericho à Mexico, p. 514)

Ces "maux" ont été et continuent d'être débattus et, même si l’on doit encourager les efforts visant à les éclairer, ils n'ont pas de conséquences politiques ou financières directes sur le monde d'aujourd'hui. Les idées, avancées de temps à autre, d’une compensation monétaire pour de tels maux sont farfelues et irréalisables. Il n’est pas non plus possible d’identifier clairement les "coupables" et les "victimes".

Ce n’est cependant pas le cas du quatrième "mauvais" développement, en l’occurrence l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, et donc le changement climatique, qui est en grande partie le produit du développement industriel. Le quatrième "mauvais" développement est le problème d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une simple injustice passée qui peut être étudiée et débattue, mais contre laquelle rien d’autre ne pourrait être fait. La raison en est que la nouvelle production industrielle continue d’aggraver le problème du changement climatique. Dans la mesure où les anciens pays du tiers monde sont aujourd’hui en train de rattraper le "vieux" monde riche, ce sont les pays d’Asie qui s’industrialisent rapidement, ainsi que ceux qui ont récemment découvert d’importants gisements de pétrole (comme le Guyana), qui pourraient accroître considérablement le stock de CO2. Certainement bien plus que ce qu’ils ont fait dans le passé. La Chine, par exemple, est aujourd’hui le plus gros émetteur de CO2. (Il n’est pas du tout évident que les pays devraient être les principales "parties" à ce problème, car ce sont les riches qui sont les plus importantes émetteurs. C’est une question que j’ai abordée ici et que je laisse de côté pour l’instant.)

Si les nouveaux pays en développement étaient tenus responsables de leur part des émissions annuelles (c’est-à-dire de leur part dans le "flux" annuels d’émissions) comme si la responsabilité du "stock" d’émissions précédentes n’avait pas d’importance, cela freinerait la croissance des nouveaux pays industrialisés et leur imposerait des coûts injustes. Les émissions existantes constituent un problème de "stock". C’est parce que, par le passé, le monde (c’est-à-dire les pays actuellement riches) a émis tellement d’émissions que nous sommes aujourd’hui confrontés au problème. En d’autres termes, le changement climatique ne peut pas être traité uniquement comme un problème de "flux", et même pas essentiellement.

Cela est particulièrement vrai pour les pays qui sont aujourd’hui pauvres et qui n’ont pas contribué aux émissions par le passé. Les pointer du doigt signifie ralentir leur croissance et compromettre la réduction de la pauvreté dans le monde. Un pays pauvre qui émet une quantité de CO2 cette année ne peut pas être traité comme un pays riche qui émet la même quantité de CO2 cette année. Le pays riche a une plus grande responsabilité en raison de ses émissions passées. (Je ne sais pas si le stock net accumulé de ses émissions est directement proportionnel à son PIB actuel, mais le fait qu'il soit positivement corrélé est reconnu par tous.) Ainsi, selon toute notion de justice, le pays riche devrait soit s'engager à des émissions annuelles absolues bien inférieures à celles d'un pays pauvre (ce qui en soi réduirait le revenu du pays riche), soit compenser un pays pauvre pour tous les revenus qu'il aurait gagnés grâce à la production pétrolière ou à la production industrielle auxquelles il renonce afin de réduire ses émissions de carbone.

Les pays riches devraient soit émettre (par tête) beaucoup moins que les pays pauvres ou en développement (idéalement, proportionnellement à leur responsabilité dans le "stock" d’émissions), soit compenser les pays pauvres pour toute perte de revenus qui résulterait d’une réduction volontaire de leur production.

Cela signifie que les pays riches doivent soit réduire leurs niveaux de revenu, soit transférer d’importantes ressources aux pays en développement. Ni l’un ni l’autre n’est politiquement réalisable. Le premier scénario impliquerait une réduction du PIB par habitant d’un tiers ou plus. Aucun parti politique occidental ne peut gagner des voix en suggérant des baisses de revenu plusieurs fois supérieures à celles enregistrées lors de la récession de 2007-2008. Le deuxième scénario est également peu probable puisqu’il impliquerait des transferts de milliards, voire de milliers de milliards, de dollars.

Dans la mesure où les pays riches ne peuvent faire ni l’une ni l’autre de ces deux choses et où ils souhaitent garder une certaine hauteur morale en parlant du problème, nous avons droit à des spectacles comme la récente interview sur la BBC où le président du Guyana s’est fait sermonné sur la possibilité que le Guyana émette des millions de tonnes de CO2 dans l'atmosphère si ses nouveaux gisements pétroliers étaient exploités. Avant la récente découverte de pétrole, le PIB par habitant du Guyana était d'environ 6.000 dollars, soit environ 12 000 dollars PPA ; le premier chiffre représente un huitième de celui du PIB par tête du Royaume-Uni, le second un quatrième de ce dernier. L'espérance de vie en Guyane est inférieure de 10 ans à celle du Royaume-Uni et le nombre moyen d'années de scolarité est de 8,5 ans contre 12,9 ans au Royaume-Uni.

La conclusion est donc la suivante : si les pays riches ne sont pas disposés à faire quoi que ce soit de significatif pour lutter contre le changement climatique et assumer leur responsabilité pour celui-ci, ils ne devraient pas faire preuve de démagogie morale pour empêcher les autres pays de se développer. Dans le cas contraire, l'apparente préoccupation pour le "monde" n'est qu'un moyen de détourner la conversation et de maintenir de nombreuses personnes dans une pauvreté abjecte. Il est logiquement impossible (a) de garder une position morale élevée, (b) de ne rien faire en réponse aux responsabilités passées et (c) de se déclarer favorable à la réduction de la pauvreté mondiale. »

Branko Milanovic, « Should poor countries remain poor? », in globalinequality (blog), 31 mars 2024. Traduit par Martin Anota

jeudi 16 novembre 2023

Les trois peurs allemandes

« J’ai passé une semaine extrêmement mouvementée et intellectuellement stimulante à Berlin. Malgré mon suivi de la politique allemande (toute personne intéressée par l’Europe ne peut se permettre d’ignorer la politique allemande), je ne m’attendais pas à voir un tel malaise transparaître dans pratiquement chaque conversation. (…)

Quels sont les sujets qui ont alimenté ce pessimisme ? Voici une liste approximative : l’inflation et les problèmes énergétiques, la stagnation économique (une croissance quasi nulle), l’essor de l’extrême-droite, la paralysie politique, l’écroulement des exportations vers la Chine, le déclin de la technologie automobile allemande, les fortes inégalités de patrimoine, l’assimilation imparfaite des personnes nées à l’étranger, l’inefficacité du réseau ferroviaire allemande, l’obscurité des rues de Berlin (en raison des économies d’énergie), la pleine dépendance politique vis-à-vis Etats-Unis. On peut continuer, selon la personne avec qui j’ai pu parler, les aléas de la conversation et l’humeur du jour.

Pour un observateur étranger qui aurait débarqué en Allemagne sans en savoir autant, ce pessimisme semble exagéré. Du côté positif du bilan, on pourrait lister la richesse globale du pays, l’acceptation de plus d’un million de réfugiés syriens et presque autant d’Ukraine et le plein emploi. Pourtant, le ton négatif l’emporte.

Je pense que le pessimisme domine non seulement à cause des guerres qui ont actuellement cours en Ukraine et en Palestine et de l’incertitude générale qui a enveloppé le monde, et l’Europe en particulier, mais en raison de la résonance des inquiétudes actuelles avec les événements qui se sont produits en Allemagne depuis un siècle. Il me semble que les événements actuels ont joué sur trois grandes peurs allemandes : l’inflation galopante, l’ébranlement de la démocratie et la hausse de l’antisémitisme. Ces trois événements ont eu lieu au cours de la période de Weimar ; et comme une personne qui a déjà été empoisonnée, la peur que des événements similaires se répètent n’est pas évaluée à l’aune de la force du "poison" actuel, mais à l’aune des souvenirs des événements passés.

La peur de l’inflation qui a largement détruit la crédibilité de la République de Weimar est bien connue. Elle a expliqué l’orientation excessive que les politiques monétaire et budgétaire allemandes ont pu présenter depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La différence entre l’inflation de 1921-1923, qui attint à son pic le rythme mensuel de 30.000 %, et l’actuelle inflation, à un chiffre, est énorme. Pourtant l’inflation actuelle est tirée par la hausse de produits de base comme l’énergie et l’alimentaire. Son impact, bien que numériquement faible, semble disproportionné. Elle affecte bien davantage les segments les plus pauvres de la population que les riches.

Cela met en lumière, de façon plus crue, la question des inégalités et de la redistribution des richesses. Malgré plusieurs années de régime social-démocrate et d’un large Etat-providence, les inégalités de richesse sont très élevées en Allemagne. Selon l’enquête que le SOEP a réalisée auprès des ménages, 39 % des Allemands ont une richesse financière nette nulle ou quasi nulle et presque 90 % de la population une richesse financière, non immobilière, assez négligeable (…). Cela rend les inégalités de richesses allemandes (selon l’indicateur utilisé) égales ou même supérieures à celles, déjà très élevées, observées aux Etats-Unis. Le sentiment que beaucoup de grandes fortunes sont dissimulées ou jouissent de privilèges fiscaux grâce aux dispositifs européens et à la concurrence fiscale entre les pays-membres de l’UE vient alimenter le sentiment d’injustice.

La deuxième peur est celle d’une fragilisation de la démocratie. Cette crainte semble aussi, au regard des chiffres, très exagérée. Mais l’ancrage de l’Alternativ für Deutschland comme parti parlementaire stable avec environ 10 % des suffrages, et non une mode passagère comme les Républicains par le passé, rappelle qu’il y a une chance non négligeable d’un brutal basculement à droite ou de l’influence indirecte de la droite sur les gouvernements de coalition (quelle qu’en soit la couleur partisane). Il n’y a bien sûr pas de déni direct du mode démocratique du gouvernement par l’AfD, ni (a priori) de chances que ce parti vienne au pouvoir comme membre dominant d’une coalition, mais la peur naissante que l’on détecte est davantage une crainte que la démocratie s’érode graduellement comme ce fut le cas en Hongrie et peut-être en Pologne. Mais la forme et certains des attributs essentiels de la démocratie peuvent être conservés, mais d’autres attributs essentiels pourraient se diluer graduellement.

La troisième crainte est, d’une certaine façon, la plus irrationnelle, mais elle ne semble pas absente. Le soutien fort, et peut-être excessif, de l’Allemagne envers Israël dans la guerre qui a actuellement cours au Proche-Orient trouve ses racines dans la Shoah et l’expiation pour ce crime que l’opinion publique et les politiciens allemands ont considérée, depuis la création de la République fédérale, comme un principe presque fondamental, égal à la gouvernance démocratie et à l’indépendance du système judiciaire. L’ironie est qu’un zèle excessif dans l’expiation pourrait conduire à l’acceptation de politiques qui entraînent des crimes contre des populations civiles. L’Allemagne fait donc face à l’équivalent d’un drame grec : le désir de corriger ses erreurs passées pourrait l’amener à comme aujourd’hui des erreurs.

Les trois peurs qui se manifestent dans une atmosphère, déjà bien sombre, du déclin économique global de l’Europe, les pressions migratoires continues depuis le Sud que l’Europe se montre incapable de gérer (comme l’illustre la fermeture des frontières dans les pays nordiques), sa dépendance énergétique et l’absence d’une voix politique distincte, m’ont amené à voir les rues inhabituellement sombres de Berlin (et même les clubs et restaurants bien éclairés et joyeux) avec une plus grande appréhension qu’elles ne le méritent. »

Branko Milanovic, « The three German fears », in globalinequality (blog), 16 novembre 2023. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Les inégalités de revenu en Allemagne depuis la fin du dix-neuvième siècle »

« Les fruits de la réussite allemande captés par les plus riches »

mardi 28 février 2023

Les capitalistes, l’Etat et la mondialisation

« La tendance à créer le marché mondial est directement donnée dans le concept même de capital. Chaque limite apparaît une barrière à franchir (…). Mû par cette tendance, le capital va au-delà aussi bien des barrières et préjugés nationaux que du culte de la nature (…). Il détruit et révolutionne constamment tout cela, en renversant toutes les barrières qui entraveraient le développement des forces productives, l’expansion des besoins, etc. »

Karl Marx, « Manuscrits de 1857-1958 » (dits de « de Grundrisse »)



« C’est ainsi que Karl Marx voyait la mondialisation, c’est-à-dire comme quelque chose d’inhérent aux intérêts et aux actions des capitalistes. Rien, au cours des 180 années qui ont suivi l’écriture de ce passage, nous amène à croire que le comportement et les incitations des capitalistes soient différents aujourd’hui. La continuation de la "haute mondialisation" qui débuta avec l’ouverture de la Chine et la chute du communisme en Union soviétique et en Europe de l’Est est-elle un processus naturel et irrésistible par lequel capitalisme repousse les barrières de l’espace, de la technologie et des habitudes à travers la quête du profit ? A notre époque, le capitalisme s’est étendu, non seulement géographiquement, mais aussi en créant de nouvelles activités et de nouveaux marchés, qu’il s’agisse de mettre nos logements en location, de se faire rémunérer pour influencer les décisions d’achats des gens ou pour vendre le nombre d’une personne comme une marque. Comment peut-on alors comprendre qu’un pays quintessentiel du capitalisme comme les Etats-Unis puisse décider de se désengager de la mondialisation ou, du moins, de restreindre son approfondissement ?

Nous pouvons l’expliquer, selon moi, en convoquant deux autres acteurs en plus de celui mis en lumière par Marx. Premièrement, nous pouvons introduire l’Etat en supposant que ce dernier constitue dans une certaine mesure un acteur autonome et qu’il n’est pas entièrement déterminé par les intérêts des capitalistes. C’est un sujet qui a été discuté pendant plus d’un siècle et pour lequel aucun consensus n’a été atteint. Mais si l’Etat dispose d’une autonomie d’action suffisance, alors il peut outrepasser, dans certains cas, les intérêts des capitalistes.

Il faudrait également prendre en compte les divisions au sein de la classe capitaliste. Aux côtés de ce que l’on pourrait appeler les "capitalistes cosmopolites" qui ont largement profité de la mondialisation via la délocalisation de la production, il peut y avoir ce que l’on pourrait appeler les "capitalistes militaires", c’est-à-dire cette frange de la classe capitaliste directement liée au secteur de la "sécurité", la fourniture d’armes et le remplacement des importations technologiquement suspectes en provenance de pays hostiles. Le retrait de chaque logiciel de protection antivirus Kaspersky et de chaque caméra CCTV faite en Chine bénéficient aux personnes qui produisent des substituts. Ces dernières sont incitées à soutenir une politique plus belliqueuse et donc à émettre des réserves quant à la mondialisation.

Mais les capitalistes militaires souffrent de deux handicaps importants. Ce sont des capitalistes très singuliers dans la mesure où leurs profits dépendent des dépenses publiques et où celles-ci requièrent d’importants impôts. Donc, en principe, ils sont en faveur d’une forte taxation de façon à financer les dépenses du gouvernement dans la défense. Ils en tirent un bénéfice en définitive, mais leurs préférences pour des dépenses publiques et impôts élevés les amènent à se distinguer des autres capitalistes.

Le second problème est qu’en restreignant la mondialisation ils agissent contre une force freinant la hausse des salaires nominaux, à savoir l’importation de biens moins chers en provenance d’Asie. Peut-être que la plus grande contribution de la Chine et du reste de l’Asie n’a pas été une contribution directe (de plus hauts profits tirés des investissements), mais un bénéfice indirect : permettre aux salaires réels de s’accroître (quoique modestement) en Occident, tout en y déformant la répartition du revenu en faveur du capital. C’est ce qui s’est passé au cours des trente dernières années aux Etats-Unis et dans d’autres pays développés et c’est ce qui explique le découplage entre la croissance de la productivité et la croissance des salaires réels : c’est une autre façon de dire que la part du revenu allant au travail a baissé. La part du travail a baissé sans réduire les salaires réels grâce au fait que les biens soient devenus moins chers. Ce fut une aubaine aussi bien pour les capitalistes cosmopolites que pour les capitalistes militaires. Si la mondialisation s’inversait, ce bénéfice s’évaporerait : les salaires nominaux augmenteraient même si le salaire réel restait constant et la part des profits dans le PIB diminuerait.

Donc, les capitalistes militaires font face à deux problèmes : ils doivent appeler à une plus forte taxation et implicitement à une réduction des revenus du capital. Ni l’une, ni l’autre n’est populaire. Cependant, le succès n’est peut-être exclu. Une alliance peut se former entre les capitalistes militaires et les faucons de l’Etat semi-autonomes. Ils peuvent être enclins à accepter de tels "coûts" s’ils permettent aux Etats-Unis de contenir l’essor de la Chine. La pure géopolitique peut dominer l’intérêt économique. L’expérience historique va dans le sens d’une telle alliance : les Etats-Unis ont gagné toutes les grosses guerres (la Première Guerre mondiale, la Seconde, et la Guerre froide) et à chaque fois la victoire les a menés au sommet du pouvoir géopolitique et économique. Pourquoi cela ne se reproduirait-il pas ?

C’est ainsi que nous devrions considérer l’avenir de la mondialisation, du moins du point de vue du calcul occidental : comme un arbitrage entre le pouvoir géopolitique non contraint et la hausse des revenus domestiques. Le raisonnement économique, ainsi que l’hypothèse habituelle (et parfois peut-être facile) selon laquelle l’Etat fait ce que les capitalistes veulent qu’il fasse, vont dans le sens d’une poursuite de la mondialisation. Pourtant l’ « alliance belliciste » peut être suffisamment forte pour s’imposer, si ce n’est pour entièrement inverser la mondialisation et pousser le pays dans l’autarcie. »

Branko Milanovic, « Capitalists, the state and globalization », in globalinequality (blog), 27 février 2023. Traduit par Martin Anota



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